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Ce que j'aurais pu devenir et que je ne suis pas car je suis devenu ce que je suis

22 juillet 2010

Article à publier dans le journal de la Sorbonne - Paris 4

C'est au détour d'une rue de mon quartier que je me suis demandé pour la première fois s'il y avait une stigmatisation de l'immigré en France.

Le terme en lui-même est équivoque. L'histoire vous démontre qu'il y a d'une part l'homme venu d'ailleurs, qui s'intègre au pays d'accueil et tente par tous les moyens de s'en sortir ; de l'autre, l'image plus récente d'un rebelle, souvent jeune, cultivant un sentiment d'exclusion et stimulant le combat culturel au sein de la nation qu'il intègre.

Il s'agit en réalité d'un enchaînement chronologique.

L'après-guerre, et plus particulièrement la décennie post-guerre d'Algérie, est marquée par une immigration ouvrière venue du Maghreb et d'Afrique sub-saharienne, entraînant des mouvements d'hommes isolés à la recherche d'un emploi en métropole pour subvenir aux besoins de la famille restée au pays. Les décrets de 1976, favorisant le regroupement familial, voient l'arrivée massive de fils et d'épouses venant rejoindre les hommes. Mais dès 1972, la France avait cessé la régularisation automatique pour les immigrés travailleurs, augmentant ainsi le nombre de situations irrégulières à date d'expiration des titres de séjour.

En conséquence, ce sont les fils qui portent la rancoeur d'une politique de maîtrise des flux migratoires qui exclue leurs pères, leurs familles et, plus généralement, leurs communautés. Les pères se sont battus pour travailler en France et s'apparenter à la métropole ; les fils se battent pour faire respecter ces valeurs, d'autant plus qu'elles n'ont pas objectivement conduit à une folle intégration de cette population immigrée, ne lui ouvrant pas des postes clefs ni des perspectives d'avenir très diversifiées (à nuancer à l'heure actuelle puisque plus du quart des immigrés en France possède un diplôme de l'enseignement supérieur). Les fils portent en eux le sentiment d'exclusion de leurs parents mais, contrairement à eux, y réagissent par l'extrémisme et la colère, prônant une sorte de guérilla sociale et raciale pour les plus virulents d'entre eux.

Du côté des métropolitains, on s'enracine dans l'expression "français de souche" comme dans une pâte à modeler multiforme, qu'on peut ressortir dans toute situation figée et qu'on peut plaquer comme un modèle... modelé. Désormais, l'immigré est l'étranger : qu'il tente de s'intégrer ou non, il est le bienvenu à condition de se plier aux règles de la patrie, aux normes "gauloises", terme revenu à la mode depuis quelque temps. La vérité est que les Français ne connaissent ni leur histoire, ni leurs ancêtres, ni leur métissage, ni les grandes dates fondatrices de leur peuple ; mais ils l'affichent comme une légitimité absolue face aux "autres"... on pourrait presque dire, face à autrui, et on tomberait dans un débat philosophique sur la recherche du moi.

Croyez-le ou non, pour un "français de souche" (expression consacrée), il est plus exaspérant de se faire dépasser dans une file d'attente par un noir que par un blanc. Le blanc est impoli, mal élevé, grossier, tout ce que vous voudrez ; le noir, lui, fait partie d'une communauté de sans-gênes qui ne respectent rien, "question de culture". Il n'y a pas de tentative de compréhension de l'histoire parce que l'histoire n'intéresse plus : il y a un culte du présent, de l' "ici et maintenant", qui empêche une prise de recul à la fois absolument nécessaire et absolument impossible, et qui consisterait à tenter une intégration sociale de nos enfants d'immigrés au nom des années de main mise gouvernementale de la France sur leurs pays respectifs.

Mais non, ces gens ont voulu l'indépendance, "et maintenant ils n'assument pas", c'est le discours du Front National, diablement efficace. Nulle issue morale possible, donc, pour les trouble-fête du patriotisme français. Siffler la marseillaise était l'insulte suprême : c'était irrespectueux, certes, mais qui a cherché à comprendre pourquoi on s'est permis un tel affront?

Ne me faites pas dire le contraire de mes paroles. Je ne justifie pas. Je tente de comprendre, contrairement à la plupart de mes compatriotes, qui ne savent ni pourquoi ils ressentent de la haine envers les ennemis de leur identité nationale (expression également très à la mode), ni pourquoi ils ressentent malgré tout une certaine révolte face aux traitement infligé aux immigrés, ceux qui traînent Boulevard Barbès, ceux qui mendient à Clignancourt, ceux qui rentrent le soir dans leurs squats surpeuplés. Cela s'explique tout d'abord par le président, qui ne fait pas l'unanimité : il n'est pas le patriote parfait, il divise les foules, d'où une contestation à la fois généralisée et disséminée sur tout le territoire de sa politique intérieure. Un personnage comme de Gaulle, malgré les scandales liés à la politique algérienne, n'aurait pas créé un tel climat de conflit racial et social à l'intérieur même de la métropole.

D'autre part, il s'agit de médiatisation. Parler d'immigration, de race, de couleur, de patriotisme, de religion ou de confession est désormais tabou. Il existe donc une gêne réelle, un malaise lié aux affiches, aux associations, aux spots publicitaires contre le racisme, la violence, l'exclusion. Un "noir" passe mieux s'il est "black" ; un "arabe" sera plutôt un "reubeu" ou un "maghrébin". Pourtant, le tabou est l'occasion de manipulation de la phobie sociale.

Récemment aux informations, j'apprends qu'un couple de "parisiens" (entendez français, blancs) s'est fait assassiner à son domicile, à deux rues de chez moi dans le 18ème arrondissement, par un individu "grand, de physionomie d'Afrique du Nord". Edifiant. On prend un qualificatif de description physique afin de prétexter une recherche de suspect (soi disant, on donne des détails physiques pour que vous nous aidiez à le retrouver, donc si quelqu'un le croise, merci de demander gentiment à l'assassin de vous suivre au poste de police le plus proche) alors qu'en fait, on est en train de dire textuellement : "de nouveau, un arabe a profité de sa force pour frapper". Mais vous ne pouvez pas nous accuser de dire ça, car on a seulement précisé qu'il avait un physique "d'Afrique du Nord". Mais bon, peut-être était-ce un polonais qui revenait de deux mois sur la Côte d'Azur. Et tant qu'à faire, on ne précisera pas le pays concerné (Algérie? Maroc? Tunisie? à vous de trouver, contacter le 3625, 0,50 euro par appel + coût d'un sms), histoire de globaliser la frayeur des "maghrébins".

Et c'est ainsi qu'en une phrase, dans le journal, on entretient la phobie sociale de l'étranger qui vient perturber notre petit train train quotidien patriotique.

Les films et les documentaires qui dénoncent le traitement des immigrés, des clandestins, des rapatriés, sont nombreux : pourtant, ils ne conduisent à rien de concret. En les regardant, le blanc va s'insurger quelques minutes. Il va critiquer un peu son gouvernement. Il va peut-être même se sentir mal un instant. Mais la pensée la plus courante, la plus probable, la plus fatale qui va lui venir à l'esprit est la suivante :

"On a quand même de la chance de vivre en République."

Salomé Lemaître

UFR D'Anglais Licence 3 - Enseignement et Recherche

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22 juillet 2010

3 - Brigitte

En croquant dans son quartier de pomme, Brigitte Letrou se demanda pourquoi elle avait accepté de s'appeler Letrou, le jour maudit où le tenant du nom lui avait passé la bague au doigt. François n'était pas ce qu'on appelle habituellement un mauvais mari. Il l'entretenait, l'emmenait en vacances, ne la frappait pas, ne l'insultait pas non plus, l'appelait quand il était au travail, acceptait de faire les courses et de faire la vaisselle.

Pourtant, ce n'était plus possible.

Plus possible.

Ses petits doigts potelés, auxquels elle avait passé deux bagues en perles de rocaille, tapèrent un message sur le clavier de l'ordinateur. Derrière l'écran, un inconnu venait de la complimenter sur ses yeux et sa coiffure. Cela faisait trois semaines qu'elle arpentait ce site de rencontres en quête de flatterie. Un nouveau message venait d'arriver.

Ton mari n'est pas à la maison?

Brigitte eut un moment d'hésitation puis tapa lentement la réponse, le visage fermé.

Non. Au travail. Comme d'habitude.

Son interlocuteur devait avoir interprété son ton comme sec, car le message suivant tarda à arriver.

François était un carriériste dans l'âme. Pas le genre de carriériste qui bâtit des projets fous et s'use jusqu'à la corde pour y parvenir, non. Le genre de carriériste qui est incapable de s'accorder des moments de détente, de profiter de la vie, car cela lui fait perdre du temps sur ses projets. Les seuls instants de repos légitimes sont le sommeil et le journal télévisé du soir. Quant aux moments d'intimité conjugale, c'est une option dans le forfait initial.

Comment ai-je pu me laisser berner de cette manière?

Bien sûr, François n'avait pas montré ce côté de lui dès le premier jour. Quelle femme eût épousé un égoïste pareil... Pas Brigitte en tout cas. Au départ, il était l'homme idéal, ou du moins se montrait tel. Les trois premières années, ils avaient passé leur temps à sortir, à partir en week-end, à rester cloîtrés tout le dimanche dans leur appartement, au fond du lit, à ne rien faire. Puis, François avait reçu une promotion importante et, trois ans après, une deuxième. Le début de la fin. Depuis, il n'avait eu de cesse de courir après sa troisième promotion, l'ultime avant un vrai poste de directeur. Brigitte se savait responsable de cette situation, puisqu'elle ne travaillait plus depuis dix ans et qu'il fallait l'entretenir. Elle avait décidé un beau jour de quitter son poste d'employée administrative dans une multinationale pour se consacrer aux plaisirs de la vie et profiter tranquillement de sa quatrième décennie. Mais en réalité, elle s'ennuyait terriblement. Au départ, François avait fait des efforts, continuant à l'emmener en voyage pendant ses jours de repos et la rejoignant chez ses parents quand elle allait y passer quelques semaines. Au départ, il l'accompagnait dans les magasins, au cinéma. A présent, il lui laissait directement sa carte bleue le matin avant de partir, et elle se débrouillait. Elle avait songé plusieurs fois à reprendre un emploi. Mais elle n'en voyait pas l'utilité. S'ennuyer moins, certes, mais renoncer aux vacances à la carte, aux grasses matinées, aux joies des musées, de la piscine, des salles de sport aux heures creuses ! Ses amies lui recommandaient de reprendre une activité salariée pour cesser cette oisiveté choquante vue de l'extérieur. Mais elles ne connaissaient pas la situation, les bienheureuses, avec leurs maris câlins et leurs enfants chéris.

Pour Brigitte, les enfants, c'était hors de question. Encore un point de discorde avec François, qui attendait ses petits depuis quinze ans. Il l'avait suppliée, conjurée, menacée. Elle arrivait à un âge où il était urgent de prendre une décision définitive. Elle savait qu'il serait capable de la quitter pour ça, omnibulé par son rêve d'être père. Elle savait que leur mariage était en sursis. Mais elle ne pouvait se résoudre à céder. Des enfants, des ennuis, des complications, un trop-plein d'énergie permanent, une perte de temps et d'argent. C'était ainsi qu'elle voyait la maternité, encore à son âge. Quand elle voyait ses amies, enceintes les unes après les autres, enlaidies, fatiguées, puis mères, échevelées, toujours préoccupées, toujours soucieuses, jamais disponibles, elle refusait de se plier à cette contrainte inutile.

Elle savait que cela ne faisait que creuser le fossé entre François et elle. Il devait se concentrer uniquement sur une perception de Brigitte comme femme, jamais comme mère de ses enfants, ce qui, à la longue, le lassait probablement. C'était sans doute un des facteurs explicatifs de ses absences, de sa dévotion incontrôlée au travail, de sa distance parfois. Mais elle ne ferait pas cet effort. Il faudrait qu'il tienne ou qu'il la quitte.

En attendant cette échéance, elle tentait de trouver des occupations dans l'appartement. Parler avec des hommes sur des sites de rencontre n'engageait pour elle à aucune infidélité quelle que soit sa nature. Elle aimait le regard de ces hommes sur ses photographies, leurs questions sur sa vie, leur volonté désespérée de la connaître.

Elle se rendit dans la salle de bains et se repoudra soigneusement avant d'ajuster sa robe de velour bleue, celle qu'elle sortait pour les grandes occasions.

Quelle pitié, résignée à se faire belle pour des inconnus, pour des hommes invisibles et impalpables, incapables d'apprécier réellement la beauté culminante, sur le seuil du déclin, de ce visage sublimé par les teintes dorées d'une poudre salvatrice.

La porte d'entrée claqua.

"Bébé, tu es là?"

Pas dans le vestibule. Mallette posée sur le fauteuil en cuir à l'entrée du salon. Veste retirée et déposée sur l'accoudoir. Cravate légèrement désserrée. Pas dans le couloir. Pas dans le salon. Hésitation. Pas dans le couloir. Petits coups rapides sur la porte de la salle de bains.

"Chérie, qu'est-ce que tu fais? J'ai une suprise."

Brigitte ouvrit la porte et passa sa tête dans l'entrebaillement. François tenait un énorme bouquet de roses rouges.

"Resto ce soir?"

Elle lui adressa un sourire radieux et ouvrit complètement la porte.

"Wow, ma bibiche, mais quelle classe ! Tu te doutais qu'on allait sortir?

-Disons que je comptais te le proposer."

Il la prit par la taille et l'embrassa dans le cou.

"Allons-y maintenant, il n'est pas si tôt."

Elle acquiesça, prit le bouquet et alla le mettre en vase tandis que François se changeait.

Que veulent dire ces roses? Que m'expriment-elles? Que me demandent-elles? Quelle souffrance portent-elles?

"Chéri, je n'ai pas de vase assez grand !

-Cherche mieux, tu vas trouver !" lui cria-t-il depuis la chambre.

Effectivement, il y avait le vase hérité de la grand-mère, qui prenait la poussière à côté de la télévision. Elle l'avait simplement oublié. Ce vase était tellement grand qu'il aurait pu contenir un bouquet encore beaucoup plus gros. Et ce vase était vide. Comment avait-elle pu l'oublier?

22 juillet 2010

2 - Karim

"Merde, le rat a encore chié dans mon casier ! Si je l'attrape, je lui arrache les boyaux."

GT, ou Gros Tas, de son vrai nom Xavier, poussa un râle à faire trembler les murs avant d'attraper maladroitement l'oeuvre d'art laissée par la bestiole dans son casier.

"T'es vraiment dégueulasse mec."

GT se retourna vivement et Karim sentit son regard perçant le dévisager de la tête aux pieds.

"Ecoute-moi bien, le petit, j'ai pas de diplôme en ramassage de merde, compris?"

Karim haussa les épaules et ouvrit son propre casier sans répondre. Il savait qu'il n'y avait pas de crotte de rat à l'intérieur. Les rats ne se soulageaient que dans le casier de GT, flairant sans doute le nid à crasse, rendant hommage à leur maître invétéré. Karim, lui, ne laissait qu'une boîte en fer dans son casier. Une boîte remplie de quelques sacs d'herbe, cachés par des paires de chaussettes en boule. Il rangea sa tenue de travail, son tablier et ses chaussures de sécurité avant de s'engager vers la sortie de service du restaurant.

De l'air.

L'après-midi était ensoleillée. Il y avait dans l'atmosphère cette chaleur planante, enveloppante, annonciatrice de vacances, inspiratrice d'envies de plage, de mer, de camping, cette coloration parfaite des éléments se détachant dans la lumière et qui rendrait la moindre perturbation nuageuse sacrilège. Il avait demandé à obtenir ses congés payés en juillet, cette année. On le lui avait refusé, bien entendu, puisque devant lui sur la liste des priorités figuraient la responsable célibataire et son enfant de deux ans, le vieux père de famille brandissant 20 ans d'ancienneté et la chouchoute du directeur.

Pas de congés en juillet, donc.

Octobre ça vous ira? Je vous ai mis ça entre le 7 et le 30, comme ça il vous restera deux semaines, on les mettra en février ou mars prochain.

Merci.

Il alluma une cigarette et ferma les yeux, appuyé contre la façade du restaurant. Au fond, ce n'était pas grave. Faute de budget, il n'aurait pas pu partir bien loin en juillet, et passer ce mois en ville, sans travailler, à ne rien faire, c'était peut-être pire que tout. Franck lui avait proposé de partir à l'aveuglette dans le sud, en voiture, mais sa mère avait besoin du véhicule la semaine où ils avaient envisagé de partir.

Il appuya l'arrière de son crâne contre la façade, le visage tourné vers le soleil, les yeux fermés. Il avait un peu le tournis.

"Karim, ça va?"

Julie. Cette voix légère, fluette, ne pouvait être que celle de Julie. Il lui adressa un sourire réconfortant. Elle insista.

"Je voulais te dire... Pour l'autre fois, tu sais... je n'avais pas demandé à Clémence de venir te parler...

-Pas de souci. On ne va pas se prendre la tête pour si peu, tu sais."

Elle eut un petit rire nerveux.

"Merci... rentre bien, moi je commence à 17 heures. A demain si tu travailles !"

Elle s'éloigna en lui adressant un petit signe de la main.

Il était irrémédiablement attiré par elle. Elle avait ce charme commun aux femmes menues et de petite taille, légères, qu'on a envie de serrer fortement et de protéger. Ses cheveux sentaient bons, et sa peau, d'une blancheur immaculée, semblait pouvoir se boire à grandes gorgées, comme du lait.

Mais Julie n'était pas Selma. Et Selma, c'était tout ce que Karim avait vécu pendant cinq ans. Son premier amour, ses premières découvertes de la femme, de son esprit, de son corps. Il avait placé dans ses étreintes avec Selma des envies d'éternité, des projets infinis, un don de lui-même absolu. Parce qu'elle était la première. Il avait réellement vu leur avenir ensemble. Il avait espéré vivre avec elle, être son pilier face à tous les obstacles qu'elle devrait rencontrer dans sa vie, être à ses côtés jusqu'au dernier jour. Mais voilà. Récemment ils s'étaient quittés pour la dernière fois. Ce salon, leur salon, qu'il avait imaginé des heures durant, avec le tapis brodé de sa grand-mère trônant face à l'écran géant qu'il aurait gagné à la sueur de son front, n'existerait jamais. Jamais il ne prendrait dans ses bras cet enfant né de lui et de Selma. Jamais elle ne serait sa femme. Et pourtant, par le passé, il l'avait cru. Quelle indifférence diabolique du temps objectif envers la vie humaine...

Julie pourrait combler des vides, lui redonner le sourire, le faire apprécier à nouveau la compagnie féminine. Mais rien d'autre. Et pourtant, c'était sans doute une jeune femme extraordinaire qui méritait le meilleur et qui espérait peut-être beaucoup de Karim. S'il acceptait de s'unir à elle, peut-être se verrait-elle à son tour dans leur salon commun, coulant des jours heureux en famille. Mais lui ne pourrait jamais l'envisager. Il fallait donc que Julie souffre également. Et pourtant, s'il la prévenait dès maintenant, en lui disant de ne pas espérer trop de lui et en prenant le prétexte de Selma, il passerait pour malhonnête, puisque de toute façon il faudrait bien qu'il accepte de tourner la page de son histoire passée un jour ou l'autre. Il ne se sentait juste pas prêt, et Julie, avec tous ses charmes et sa candeur, arrivait au pire moment.

Dans un certain temps, quand il serait parvenu à envisager la vie avec quelqu'un d'autre, il serait capable, pour la première fois de sa vie, de s'imaginer la future femme de sa vie, vivante quelque part, avec ses amis, ses études ou son emploi, encore inconnue, peut-être croisée dans la rue, dans les transports, au cinéma, peut-être actuellement en couple avec le présent homme de sa vie. Seul résultat de circonstances, d'une contingence accidentelle, ou du destin, le hasard des faibles.

Au travail, tous les collègues voulaient le voir courtiser Julie. Tout le monde cherchait à les rapprocher, à faire courir des rumeurs sur eux. Dans ce milieu bas de gamme, populaire, les gens cherchaient les histoires pour ne pas s'ennuyer et créaient des discordes qu'ils obervaient d'un oeil extérieur, jouissant de leur tranquillité tandis que leurs victimes s'acharnaient à se débattre dans les ennuis. Heureusement, Karim ne subissait pas cette perversité parce qu'il s'était battu plusieurs fois jusqu'au sang, y compris à la sortie du travail, pour défendre son honneur. Désormais il était tranquille. En revanche, concernant Julie, c'était une autre histoire. Il pouvait difficilement lutter contre l'acharnement des collègues parce que c'était avouer publiquement son attirance pour elle. Mais devoir discuter avec les amies de la jeune fille, se laisser persuader, se faire charier par les autres garçons en cuisine... cela l'insupportait car il était d'ordinaire attaché à la tranquillité de la routine. Mais il devait feindre l'indifférence et faire preuve de diplomatie et de repartie, entrer dans ce jeu qu'il subissait mais qu'il avait choisi le jour de la signature de son contrat, deux ans auparavant.

Selma s'était opposée à sa candidature dans les fast-foods. Elle s'était opposée à ce qu'il se rende aux soirées du personnel, puis elle l'avait mis en garde contre les attaques permanentes d'usage dans ce genre de travail. Elle leur avait même donné un nom, le "requinisme", après s'être publiquement acharnée sur un des responsables, qu'elle appelait le requin, et qui voulait retenir Karim une heure de plus alors qu'elle était venue le chercher. Pourtant, tout cela ne l'avait pas empêchée de le tromper avec deux de ses collègues. Puis avec un de ses meilleurs amis de l'époque, qui avait disparu par la suite et qu'il cherchait encore pour régler ses comptes avec lui. Puis avec un de ses professeurs d'université - car Selma, plus chanceuse que lui, mieux née, était en troisième année de licence.

Il savait qu'elle ne l'avait jamais trouvé à la hauteur de son niveau social. Les parents de Selma l'avaient toujours regardé avec mépris, pendant cinq ans. D'autre part, Selma aimait les hommes blancs, riches, qui la promenaient en voiture, ou moins riches, qui lui permettaient de sortir de sa condition de femme musulmane. Elle se plaisait à se sentir enfermée, oppressée par son père, alors que rien ne l'empêchait d'agir à sa guise et qu'elle faisait toujours tout selon ses propres désirs. Karim lui avait toujours pardonné, jusqu'à rompre la corde usée jusqu'au dernier fil. Il ne pouvait même plus la regarder dans les yeux, tandis qu'elle le dévisageait fièrement, ayant trouvé une jouissance à lui échapper, à le provoquer, à le détruire. Et malgré tout, c'était cette femme qui demeurerait dans sa mémoire toute sa vie comme la première. C'était la règle à accepter, la concession obligatoire, ce paradoxe qui faisait que quand il pensait à elle, il avait à la fois envie de sourire et de pleurer.

Un klaxon l'interrompit dans ses vagabondages sensoriels.

"Karim, mon frère, tu montes ou quoi?"

Il s'installa sur le fauteuil passager et accepta la tape amicale que lui donna Franck dans le dos.

"Ca va ma bibiche? Ca n'a pas l'air ! Je passais dans le coin, je suis allé retaper les conduits de la salle de bains, mon père emménage la semaine prochaine dans l'appartement... Je me suis souvenu que tu finissais tôt aujourd'hui. Tu racontes quoi frérot?

-Rien mon pote. Je me sens sonné."

Franck fronça les sourcils et fit une moue désapprobatrice.

"Oh mais dis-moi, petite forme."

Il donna un coup de volant et freina brusquement avant de vociférer :

"Abruti, regarde où tu vas devant ! Quel chauffard, on devrait l'interner."

Il alluma un reste de joint et lança avec un sourire :

"Hier on a bougé au Folklore, il y avait un tas de bombes, on s'est donnés crois-moi."

Franck avait toujours été comme ça. Toujours à l'affût des femmes. Mais ça ne changeait absolument rien. C'était le meilleur ami que Karim ait jamais eu. Il lui avait sauvé la mise des dizaines de fois, l'avait encouragé dans les moments de détresse, ne l'avait jamais trahi à propos de quoi que ce soit. Il faisait partie de ces êtres qui vous convainquent que vous vivez pour quelque chose, quelque chose de légèrement immatériel et cependant fondamental, en lequel vous pouvez croire légitimement. Se raccrocher à quelqu'un, un élement stable dans votre vie, un pilier, c'est probablement ce qui peut vous arriver de plus grand au cours de votre existence. Non pas un pilier naturel, logique, tel un membre de votre famille ou un ami de toujours ; mais quelqu'un que vous avez rencontré à un âge raisonné où vous pouviez porter un jugement sur le bien et le mal, sur ce qui en vaut la peine et ce qui n'est pas digne de votre attention ; quelqu'un encore, qui ne vous a jamais déçu dans votre choix, qui vous a toujours donné toutes les raisons de poursuivre ce choix, de vous engager plus avant. Quelqu'un sur qui vous sentez que vous pouvez absolument compter, non pas parce qu'il a toujours été là et qu'il continue à être là, logiquement et chronologiquement, mais parce qu'un jour il a décidé d'être là pour vous chaque fois que vous en auriez besoin et que depuis il a tenu cet engagement.

Si cette personne vous trahit un jour, si elle vous déçoit au plus profond de vous-même, ne désespérez pas ; prenez le temps de la rancune, de la haine, de la déception. Acceptez de ne plus croire en l'amitié et pardonnez-vous ce sacrilège. Mais si jamais une autre personne vous donne envie d'y croire à nouveau, ne lui fermez jamais la porte. Souvenez-vous que c'est grâce à ça que vous comprenez votre existence, que vous la saisissez à travers l'affection qu'un inconnu a ressentie pour vous un jour, même si par la suite cet attachement s'est usé. Remerciez ceux et celles qui ont décidé de veiller sur vous dès lors que vous parvenez à envisager la sincériré de ce geste, car c'est sans doute le plus beau qu'on puisse jamais faire pour vous.

"Tu vois la grande blonde à l'angle là? Ronnie lui a fait sa fête."

Karim interrogea Franck du regard. Il n'était pas sûr d'avoir tout à fait compris mais le regard appuyé de son ami sur la blonde en question lui donna confirmation qu'il avait très bien compris. Il ne fit aucune remarque.

"Qu'est-ce qui va pas mon frère? Tu peux tout me dire. Ca ne va pas avec Selma?"

Il n'était pas au courant. Ce qui était malhonnête.

"Je ne suis plus avec elle, depuis la semaine dernière.

-Et jusqu'à la semaine prochaine... t'inquiète pas, c'est comme d'habitude, une petite dispute, non?

-Pas cette fois. C'était la dernière, je t'assure."

Franck se gratta le haut du crâne du bout du majeur, signe d'embarras évident.

"Ecoute, si tu es persuadé que c'est la fin, ce n'est pas à moi de te contredire..."

Karim lui posa la main gauche sur l'épaule.

"Relax mon ami. Ce n'est pas grave. Je vais y survivre, ce n'est pas la fin."

Franck lui adressa un sourire complice et tendit le bras pour ouvrir la boîte à gants avant d'y saisir une enveloppe qu'il posa sur les genoux de Karim.

"J'ai une surprise qui tombe plutôt au bon moment."

Il s'agissait de deux billets. Deux places pour leur groupe préféré, des jeunes qui venaient de leur banlieue et qui avaient percé à tel point qu'ils s'invitaient aujourd'hui sur les plus grandes scènes.

"C'est génial Franck. Tu es génial.

-C'est en fin de semaine prochaine, je compte sur toi, essaie d'avoir ton week-end sinon tu seras mort le lendemain matin."

La voiture s'arrêta en double file. Ils venaient d'arriver devant chez Karim. Ce dernier sortit et claqua la portière derrière lui. Après avoir fait quelques pas en avant, il se retourna. Franck lui fit un petit signe de la main en tirant une bouffée de fumée sur son mégot.

Karim prononça distinctement, sans aucun son, un "merci" qui se dessina sur ses lèvres, s'envola en tourbillonnant légèrement dans l'air et alla se répercuter contre le pare-brise de la voiture.

Franck lui adressa un clin d'oeil et démarra en trombe.

22 juillet 2010

1 - Héloïse

L'échec est un accident. Une simple erreur qui n'aurait jamais du arriver.

Héloïse Dubac jeta sa cigarette avant d'essuyer grossièrement les traînées noirâtres ruisselant sur ses joues.

Digicode. Couloir. Escalier.

Cours. Cours pour échapper au courage.

Elle ouvrit la porte d'entrée et, jetant son sac dans le vestibule, alla s'effondrer sur son lit.

Tellement de douleur, et pourtant, un certain soulagement, celui de se dire : "ça a été rude, mais c'est terminé."

Pendant deux années entières, elle s'était dédiée corps et âme à ce concours, à cet objectif qui était devenu sa raison d'être. Elle y avait placé son espoir, sa volonté, son acharnement, sa ténacité. Au final bien peu de choses. D'un geste aveugle, elle attrapa son téléphone qui sonnait.

"Héloïse? C'est maman. J'ai reçu ton message. Je suis désolée pour toi, ma chérie. Tu espérais tellement avoir ce concours. Mais il faut t'y faire et repartir du bon pied. C'était peut-être tout simplement trop dur pour toi, ce n'est pas dramatique, d'accord? Je suis au supermarché, tu préfères courgettes ou aubergine pour le gratin?"

Toi qui n'as jamais compris mon choix. Toi, qui continues à me parler avec la même incohérence absolue, la même absurdité, ce quiproquo fatal qui nous séparera un jour ou l'autre. Toi qui as refusé d'accepter cet univers de compétition et de pression morale, au nom du bonheur de ta fille, toi qui l'as critiquée, découragée, abandonnée. Toi qui lui annonces aujourd'hui qu'elle n'était pas au niveau.

Toujours toi-même, invariablement la même, quoiqu'il advienne la même.

En raccrochant, Héloïse sentit une nausée écoeurante s'emparer d'elle. Comment avait-elle pu oublier le monde pendant deux ans?

Elle avait travaillé avec un acharnement presque irrespectueux. Amour, amitié, relations sociales, politesse, morale, ces mots n'avaient rien signifié pour elle pendant vingt-quatre mois, classés dans la catégorie "obstacles au concours".

Oui, mais c'était sa revanche. Sa revanche parce qu'elle ne s'était jamais sentie respectée. Fille d'une humaniste profonde et d'un communiste refoulé, elle avait été la cible de critiques virulentes sur ce système scolaire élitiste et bourgeois. Convaincue de ne pas mériter un tel traitement, elle s'était plue à se rebeller contre les rebelles, à être de plus en plus conformiste, de plus en plus scolaire, de plus en plus impliquée pour leur résister, voire pour leur démontrer qu'ils se trompaient et qu'elle était faite pour ça. Et voilà l'échec qui se présentait comme la preuve fatale de son erreur, alors qu'au fond ce n'était qu'un accident. Mais il leur serait presque légitime de brandir un magnifique "alors, tu vois", oui, ils avaient raison, mais ils n'avaient pas eu raison pendant deux ans. Ils l 'avaient découragée malgré une apparence de motivation inébranlable. Ils avaient provoqué leur "alors, tu vois". Ils l'avaient élevé, nourri, fait grandir. Maintenant, il était mûr pour être vomi de leurs bouches sous forme d'un gratin d'aubergines.

Elle alluma une cigarette et alla s'asseoir sur le rebord de sa fenêtre avant d'entendre la porte d'entrée claquer. Son père rentrait du travail. Cela lui fit songer qu'il était déjà dix neuf heures trente.

"Salut ma puce. Depuis quand tu fumes dans ta chambre?

-Ne le dis pas à maman, s'il te plait.

-Qu'est-ce qui se passe? Ca n'a pas l'air d'aller.

-J'ai raté mon concours.

-C'est pas vrai, qu'est-ce qui s'est passé?! Nous au travail aujourd'hui on s'est retrouvés avec un trou de deux millions dans le théorique coffre."

Si tu savais comme je m'en fous.

"Mais c'est du théorique, donc il suffit de réguler informatiquement non?

-Non car il fallait qu'on vérifie qu'il n'y avait pas eu détournement dans le comptage des caisses au niveau des magasins. Mais soixante points de vente, ça met du temps à contrôler. Ca a pris deux heures, un vrai casse-tête."

Silence.

"Et pour ton concours, c'est des cons s'ils n'ont pas vu ton talent. Tu es bourrée de qualités. Je suis très fier de toi, quoique tu fasses. Je n'ai pas besoin que tu sortes de je ne sais quelle école. Tu es capable de faire de grandes choses, où que tu sois, car tu es intelligente et douée. Je vais sortir le chien, je pense que ta mère n'a pas eu le temps de le faire depuis ce matin vu qu'elle avait rendez-vous à la banque en début d'après-midi."

Oui.

Mais je voulais que tu sois fier de moi pour ça.

Nous voulons tous devenir quelqu'un. Nous rêvons tous plus ou moins une vie, plus ou moins un avenir, qui évolue selon les circonstances mais qui, dans l'absolu, ne change jamais. Nous avons cette capacité d'adaptation qui s'appelle déception, désillusion, découragement, ou bien motivation, optimisme, et qui nous permet de revoir nos exigences à la hausse ou à la baisse sans cesser d'avancer. En grandissant, nous apprenons que la vie ne nous permet pas toujours d'accomplir ce dont nous rêvions au plus profond de nous-mêmes. Mais est-ce bien la vie? Ou est-ce nous-mêmes? quel est notre degré d'agissement dans tout cela? Qu'est-ce qui dépend de nous, qu'est-ce qui dépend de l'être humain, qu'est-ce qui ne dépend de personne? Nul ne peut devenir créateur d'étoiles. Les ingénieurs les plus optimistes vous diront qu'un jour, cela sera possible. Les poètes vous diront qu'ils le font tous les jours. Il y a un fossé inéluctable entre ce que nous pouvons nous représenter et ce que nous pouvons réaliser. Mais bien au-delà de ça, il y a des projets que nous avons adapté à la vie, à la société, à notre modèle de civilisation. Etre avec la bonne personne, fonder un foyer idéal, avoir un emploi stable (plus ou moins déterminé dans notre esprit), mettre au monde. Et parfois, ces projets-mêmes doivent évoluer selon ce qui nous arrive. Nous tombons, nous nous relevons, nous guérissons. Certains restent handicapés à vie. Mais ils sont encore vivants. Certains guérissent sans-mêmes s'en rendre compte et continuent à boîter indéfiniment alors que leur jambe est guérie. Ceux-là sont les plus à plaindre. Ils ratent le bonheur parce qu'ils sont devenus incapables de se le représenter. Mais pourquoi ce besoin de souffrir, de se sentir moins capable, plus accablé? Est-ce que nous avons besoin d'épreuves pour nous fixer des objectifs?

Il est tellement agréable d'avancer en fauteuil roulant.

Héloïse se demanda un instant si elle resterait handicapée à vie, sans se rendre compte qu'en se posant simplement cette question, elle venait de se donner la canne pour marcher à nouveau.

"Tu devrais aller voir Olivia, chérie. C'est ta meilleure amie, elle t'a toujours soutenue, elle saura trouver les mots pour t'aider. Tu comprends, moi j'ai toujours été un peu en-dehors de ta vie pendant deux ans. Je ne dis pas que tu es responsable de ça, c'est comme ça, de toute façon c'est du passé. Tiens, Bernard tu peux me passer les ciseaux s'il te plait? Ecoute chérie, va voir ta copine. Mais si, ce soir, justement, c'est l'idéal, vous pouvez vous faire une soirée entre vous. Tu peux partir après manger. Attends, ne range pas les aubergines, j'en ai besoin pour le gratin."

Héloïse posa le sachet sur la table et s'arrêta un instant de ranger les courses pour contempler sa mère, s'acharnant avec les ciseaux sur une boîte de haricots verts, imperturbable.

"Mais c'est pas vrai... Bernard, tu es sûr que l'ouvre-boîte a disparu? C'est trop bête, il y avait des lots en promo au magasin.

-Je peux y aller si tu veux maman.

-Non, ne t'embête pas à redescendre, ma puce.

-Ca me fait plaisir, je t'assure.

-Okay, prends deux ou trois champignons avec alors s'il te plait. J'ai oublié."

Heloïse acquiesça et sortit de l'appartement.

De l'air.

Aller voir Olivia n'était pas une mauvaise idée en soi. Mais elle voulait tellement rester avec ses parents, elle espérait tellement une vraie discussion sur ce qui s'était passé, ce qui les avait séparés pendant ces deux années. Un jour, sa mère lui avait dit : "J'espère que tu n'auras pas ce concours, tellement ça te coupe de ta famille. Ca te rend exécrable, hautaine, une vraie madame je sais tout. C'est un monde de gosses de riches imbus de leur personne et tu es en train de devenir comme eux. Où sont tes qualités humaines? Où est ta dignité? Quelle honte." Cloîtrée dans la pensée "Comment oses-tu dire ça alors que tant de parents rêveraient de voir leur enfant accomplir ce que je suis en train de faire?", elle n'avait pas été capable de voir le reproche qui perçait sous ces paroles, et qui ressemblait davantage à : "ce sont nos dernières années ensemble, tu vas partir un jour, et on ne peut même pas profiter de toi tant que tu es encore là."

A présent, certes, ils avaient gagné. Elle n'avait plus aucune raison de partir. Mais l'idée de rester avec eux, de faire comme s'il ne s'était rien passé, de minimiser son implication, la dégoûtait au plus haut point. Elle voulait fuir, ne fûsse que quelques minutes le temps d'aller acheter un ouvre-boîte et des champignons.

Elle passa devant un fast-food. Elle n'y avait jamais mis les pieds. A l'intérieur, de jeunes gens en sueur couraient de tous les côtés derrière la ligne de caisse, tentant de résorber le flot continu de clients qui entraient et s'amassaient dans l'attente d'être servis. Les responsables, en costume et baskets, surveillaient attentivement que la pression ne se relâche jamais, qu'à chaque seconde l'implication soit la même, intense, absolue.

Heloïse songea un instant qu'une telle énergie ne pouvait être dépensée que pour un salaire. Il y avait quelque chose de sectaire dans ces allers-retours de disciples sous l'oeil des maîtres. Tout le monde se déchaînait pour un objectif commun absolu : vendre des burgers. Satisfaire la société. Faire du chiffre. Les jeunes avaient été endoctrinés dans cet objectif, et on s'assurait en les faisant courir dans tous les sens qu'ils ne réfléchissent pas trop à leur situation, à leur engagement. Comment avait-on réussi à leur inculquer ces valeurs? Par quel travail de spécialiste leur avait-on donné cette motivation pour des burgers?

Ce qui donnait rapidement :

Combien de fois les avait-on menacés de licenciement?

Dieu merci, ma vie ne descendra jamais aussi bas.

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Ce que j'aurais pu devenir et que je ne suis pas car je suis devenu ce que je suis
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