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Ce que j'aurais pu devenir et que je ne suis pas car je suis devenu ce que je suis
22 juillet 2010

2 - Karim

"Merde, le rat a encore chié dans mon casier ! Si je l'attrape, je lui arrache les boyaux."

GT, ou Gros Tas, de son vrai nom Xavier, poussa un râle à faire trembler les murs avant d'attraper maladroitement l'oeuvre d'art laissée par la bestiole dans son casier.

"T'es vraiment dégueulasse mec."

GT se retourna vivement et Karim sentit son regard perçant le dévisager de la tête aux pieds.

"Ecoute-moi bien, le petit, j'ai pas de diplôme en ramassage de merde, compris?"

Karim haussa les épaules et ouvrit son propre casier sans répondre. Il savait qu'il n'y avait pas de crotte de rat à l'intérieur. Les rats ne se soulageaient que dans le casier de GT, flairant sans doute le nid à crasse, rendant hommage à leur maître invétéré. Karim, lui, ne laissait qu'une boîte en fer dans son casier. Une boîte remplie de quelques sacs d'herbe, cachés par des paires de chaussettes en boule. Il rangea sa tenue de travail, son tablier et ses chaussures de sécurité avant de s'engager vers la sortie de service du restaurant.

De l'air.

L'après-midi était ensoleillée. Il y avait dans l'atmosphère cette chaleur planante, enveloppante, annonciatrice de vacances, inspiratrice d'envies de plage, de mer, de camping, cette coloration parfaite des éléments se détachant dans la lumière et qui rendrait la moindre perturbation nuageuse sacrilège. Il avait demandé à obtenir ses congés payés en juillet, cette année. On le lui avait refusé, bien entendu, puisque devant lui sur la liste des priorités figuraient la responsable célibataire et son enfant de deux ans, le vieux père de famille brandissant 20 ans d'ancienneté et la chouchoute du directeur.

Pas de congés en juillet, donc.

Octobre ça vous ira? Je vous ai mis ça entre le 7 et le 30, comme ça il vous restera deux semaines, on les mettra en février ou mars prochain.

Merci.

Il alluma une cigarette et ferma les yeux, appuyé contre la façade du restaurant. Au fond, ce n'était pas grave. Faute de budget, il n'aurait pas pu partir bien loin en juillet, et passer ce mois en ville, sans travailler, à ne rien faire, c'était peut-être pire que tout. Franck lui avait proposé de partir à l'aveuglette dans le sud, en voiture, mais sa mère avait besoin du véhicule la semaine où ils avaient envisagé de partir.

Il appuya l'arrière de son crâne contre la façade, le visage tourné vers le soleil, les yeux fermés. Il avait un peu le tournis.

"Karim, ça va?"

Julie. Cette voix légère, fluette, ne pouvait être que celle de Julie. Il lui adressa un sourire réconfortant. Elle insista.

"Je voulais te dire... Pour l'autre fois, tu sais... je n'avais pas demandé à Clémence de venir te parler...

-Pas de souci. On ne va pas se prendre la tête pour si peu, tu sais."

Elle eut un petit rire nerveux.

"Merci... rentre bien, moi je commence à 17 heures. A demain si tu travailles !"

Elle s'éloigna en lui adressant un petit signe de la main.

Il était irrémédiablement attiré par elle. Elle avait ce charme commun aux femmes menues et de petite taille, légères, qu'on a envie de serrer fortement et de protéger. Ses cheveux sentaient bons, et sa peau, d'une blancheur immaculée, semblait pouvoir se boire à grandes gorgées, comme du lait.

Mais Julie n'était pas Selma. Et Selma, c'était tout ce que Karim avait vécu pendant cinq ans. Son premier amour, ses premières découvertes de la femme, de son esprit, de son corps. Il avait placé dans ses étreintes avec Selma des envies d'éternité, des projets infinis, un don de lui-même absolu. Parce qu'elle était la première. Il avait réellement vu leur avenir ensemble. Il avait espéré vivre avec elle, être son pilier face à tous les obstacles qu'elle devrait rencontrer dans sa vie, être à ses côtés jusqu'au dernier jour. Mais voilà. Récemment ils s'étaient quittés pour la dernière fois. Ce salon, leur salon, qu'il avait imaginé des heures durant, avec le tapis brodé de sa grand-mère trônant face à l'écran géant qu'il aurait gagné à la sueur de son front, n'existerait jamais. Jamais il ne prendrait dans ses bras cet enfant né de lui et de Selma. Jamais elle ne serait sa femme. Et pourtant, par le passé, il l'avait cru. Quelle indifférence diabolique du temps objectif envers la vie humaine...

Julie pourrait combler des vides, lui redonner le sourire, le faire apprécier à nouveau la compagnie féminine. Mais rien d'autre. Et pourtant, c'était sans doute une jeune femme extraordinaire qui méritait le meilleur et qui espérait peut-être beaucoup de Karim. S'il acceptait de s'unir à elle, peut-être se verrait-elle à son tour dans leur salon commun, coulant des jours heureux en famille. Mais lui ne pourrait jamais l'envisager. Il fallait donc que Julie souffre également. Et pourtant, s'il la prévenait dès maintenant, en lui disant de ne pas espérer trop de lui et en prenant le prétexte de Selma, il passerait pour malhonnête, puisque de toute façon il faudrait bien qu'il accepte de tourner la page de son histoire passée un jour ou l'autre. Il ne se sentait juste pas prêt, et Julie, avec tous ses charmes et sa candeur, arrivait au pire moment.

Dans un certain temps, quand il serait parvenu à envisager la vie avec quelqu'un d'autre, il serait capable, pour la première fois de sa vie, de s'imaginer la future femme de sa vie, vivante quelque part, avec ses amis, ses études ou son emploi, encore inconnue, peut-être croisée dans la rue, dans les transports, au cinéma, peut-être actuellement en couple avec le présent homme de sa vie. Seul résultat de circonstances, d'une contingence accidentelle, ou du destin, le hasard des faibles.

Au travail, tous les collègues voulaient le voir courtiser Julie. Tout le monde cherchait à les rapprocher, à faire courir des rumeurs sur eux. Dans ce milieu bas de gamme, populaire, les gens cherchaient les histoires pour ne pas s'ennuyer et créaient des discordes qu'ils obervaient d'un oeil extérieur, jouissant de leur tranquillité tandis que leurs victimes s'acharnaient à se débattre dans les ennuis. Heureusement, Karim ne subissait pas cette perversité parce qu'il s'était battu plusieurs fois jusqu'au sang, y compris à la sortie du travail, pour défendre son honneur. Désormais il était tranquille. En revanche, concernant Julie, c'était une autre histoire. Il pouvait difficilement lutter contre l'acharnement des collègues parce que c'était avouer publiquement son attirance pour elle. Mais devoir discuter avec les amies de la jeune fille, se laisser persuader, se faire charier par les autres garçons en cuisine... cela l'insupportait car il était d'ordinaire attaché à la tranquillité de la routine. Mais il devait feindre l'indifférence et faire preuve de diplomatie et de repartie, entrer dans ce jeu qu'il subissait mais qu'il avait choisi le jour de la signature de son contrat, deux ans auparavant.

Selma s'était opposée à sa candidature dans les fast-foods. Elle s'était opposée à ce qu'il se rende aux soirées du personnel, puis elle l'avait mis en garde contre les attaques permanentes d'usage dans ce genre de travail. Elle leur avait même donné un nom, le "requinisme", après s'être publiquement acharnée sur un des responsables, qu'elle appelait le requin, et qui voulait retenir Karim une heure de plus alors qu'elle était venue le chercher. Pourtant, tout cela ne l'avait pas empêchée de le tromper avec deux de ses collègues. Puis avec un de ses meilleurs amis de l'époque, qui avait disparu par la suite et qu'il cherchait encore pour régler ses comptes avec lui. Puis avec un de ses professeurs d'université - car Selma, plus chanceuse que lui, mieux née, était en troisième année de licence.

Il savait qu'elle ne l'avait jamais trouvé à la hauteur de son niveau social. Les parents de Selma l'avaient toujours regardé avec mépris, pendant cinq ans. D'autre part, Selma aimait les hommes blancs, riches, qui la promenaient en voiture, ou moins riches, qui lui permettaient de sortir de sa condition de femme musulmane. Elle se plaisait à se sentir enfermée, oppressée par son père, alors que rien ne l'empêchait d'agir à sa guise et qu'elle faisait toujours tout selon ses propres désirs. Karim lui avait toujours pardonné, jusqu'à rompre la corde usée jusqu'au dernier fil. Il ne pouvait même plus la regarder dans les yeux, tandis qu'elle le dévisageait fièrement, ayant trouvé une jouissance à lui échapper, à le provoquer, à le détruire. Et malgré tout, c'était cette femme qui demeurerait dans sa mémoire toute sa vie comme la première. C'était la règle à accepter, la concession obligatoire, ce paradoxe qui faisait que quand il pensait à elle, il avait à la fois envie de sourire et de pleurer.

Un klaxon l'interrompit dans ses vagabondages sensoriels.

"Karim, mon frère, tu montes ou quoi?"

Il s'installa sur le fauteuil passager et accepta la tape amicale que lui donna Franck dans le dos.

"Ca va ma bibiche? Ca n'a pas l'air ! Je passais dans le coin, je suis allé retaper les conduits de la salle de bains, mon père emménage la semaine prochaine dans l'appartement... Je me suis souvenu que tu finissais tôt aujourd'hui. Tu racontes quoi frérot?

-Rien mon pote. Je me sens sonné."

Franck fronça les sourcils et fit une moue désapprobatrice.

"Oh mais dis-moi, petite forme."

Il donna un coup de volant et freina brusquement avant de vociférer :

"Abruti, regarde où tu vas devant ! Quel chauffard, on devrait l'interner."

Il alluma un reste de joint et lança avec un sourire :

"Hier on a bougé au Folklore, il y avait un tas de bombes, on s'est donnés crois-moi."

Franck avait toujours été comme ça. Toujours à l'affût des femmes. Mais ça ne changeait absolument rien. C'était le meilleur ami que Karim ait jamais eu. Il lui avait sauvé la mise des dizaines de fois, l'avait encouragé dans les moments de détresse, ne l'avait jamais trahi à propos de quoi que ce soit. Il faisait partie de ces êtres qui vous convainquent que vous vivez pour quelque chose, quelque chose de légèrement immatériel et cependant fondamental, en lequel vous pouvez croire légitimement. Se raccrocher à quelqu'un, un élement stable dans votre vie, un pilier, c'est probablement ce qui peut vous arriver de plus grand au cours de votre existence. Non pas un pilier naturel, logique, tel un membre de votre famille ou un ami de toujours ; mais quelqu'un que vous avez rencontré à un âge raisonné où vous pouviez porter un jugement sur le bien et le mal, sur ce qui en vaut la peine et ce qui n'est pas digne de votre attention ; quelqu'un encore, qui ne vous a jamais déçu dans votre choix, qui vous a toujours donné toutes les raisons de poursuivre ce choix, de vous engager plus avant. Quelqu'un sur qui vous sentez que vous pouvez absolument compter, non pas parce qu'il a toujours été là et qu'il continue à être là, logiquement et chronologiquement, mais parce qu'un jour il a décidé d'être là pour vous chaque fois que vous en auriez besoin et que depuis il a tenu cet engagement.

Si cette personne vous trahit un jour, si elle vous déçoit au plus profond de vous-même, ne désespérez pas ; prenez le temps de la rancune, de la haine, de la déception. Acceptez de ne plus croire en l'amitié et pardonnez-vous ce sacrilège. Mais si jamais une autre personne vous donne envie d'y croire à nouveau, ne lui fermez jamais la porte. Souvenez-vous que c'est grâce à ça que vous comprenez votre existence, que vous la saisissez à travers l'affection qu'un inconnu a ressentie pour vous un jour, même si par la suite cet attachement s'est usé. Remerciez ceux et celles qui ont décidé de veiller sur vous dès lors que vous parvenez à envisager la sincériré de ce geste, car c'est sans doute le plus beau qu'on puisse jamais faire pour vous.

"Tu vois la grande blonde à l'angle là? Ronnie lui a fait sa fête."

Karim interrogea Franck du regard. Il n'était pas sûr d'avoir tout à fait compris mais le regard appuyé de son ami sur la blonde en question lui donna confirmation qu'il avait très bien compris. Il ne fit aucune remarque.

"Qu'est-ce qui va pas mon frère? Tu peux tout me dire. Ca ne va pas avec Selma?"

Il n'était pas au courant. Ce qui était malhonnête.

"Je ne suis plus avec elle, depuis la semaine dernière.

-Et jusqu'à la semaine prochaine... t'inquiète pas, c'est comme d'habitude, une petite dispute, non?

-Pas cette fois. C'était la dernière, je t'assure."

Franck se gratta le haut du crâne du bout du majeur, signe d'embarras évident.

"Ecoute, si tu es persuadé que c'est la fin, ce n'est pas à moi de te contredire..."

Karim lui posa la main gauche sur l'épaule.

"Relax mon ami. Ce n'est pas grave. Je vais y survivre, ce n'est pas la fin."

Franck lui adressa un sourire complice et tendit le bras pour ouvrir la boîte à gants avant d'y saisir une enveloppe qu'il posa sur les genoux de Karim.

"J'ai une surprise qui tombe plutôt au bon moment."

Il s'agissait de deux billets. Deux places pour leur groupe préféré, des jeunes qui venaient de leur banlieue et qui avaient percé à tel point qu'ils s'invitaient aujourd'hui sur les plus grandes scènes.

"C'est génial Franck. Tu es génial.

-C'est en fin de semaine prochaine, je compte sur toi, essaie d'avoir ton week-end sinon tu seras mort le lendemain matin."

La voiture s'arrêta en double file. Ils venaient d'arriver devant chez Karim. Ce dernier sortit et claqua la portière derrière lui. Après avoir fait quelques pas en avant, il se retourna. Franck lui fit un petit signe de la main en tirant une bouffée de fumée sur son mégot.

Karim prononça distinctement, sans aucun son, un "merci" qui se dessina sur ses lèvres, s'envola en tourbillonnant légèrement dans l'air et alla se répercuter contre le pare-brise de la voiture.

Franck lui adressa un clin d'oeil et démarra en trombe.

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